Par une jurisprudence récente du 14 décembre 2022 (n°21-18.139), la Cour de cassation revient sur…
Ventes en ligne et concurrence déloyale
Les agissements déloyaux commis entre exploitants de sites Internet concurrents de vente en lignes peuvent être lourdement sanctionnés.
Dans une affaire ayant donné lieu à un arrêt de la Cour d’appel de Paris (5ème Chambre section A, du 18 février 2009), un inconnu avait, à plusieurs reprises et de nuit, vidé la boutique en ligne d’une jeune société implantée depuis peu sur le marché pour les produits concernés, en passant fictivement commande sur son site Internet de tous les produits présents en stocks (un onglet affichait en effet en temps réel le nombre de produits encore en stocks pour chaque référence) et en validant les commandes sous une fausse identité.
Cet acte était accompagné d’un email anonyme provocateur posté depuis une messagerie wanadoo.
La société victime de ces agissements a pu retrouver plusieurs adresses IP correspondant à chaque connexion de la ou des personnes ayant passé des commandes fictives.
Elle a donc saisi le Président du Tribunal de Grande Instance de Paris d’une requête fondée sur l’article 145 du Code de procédure civile afin de se voir transmettre par le fournisseur d’accès identifié le détail des connexions de chaque adresse IP recherchée, et de connaître ainsi l’identité du ou des auteurs des commandes litigieuses.
Il s’est avéré que les lignes téléphoniques identifiées correspondant aux connexions litigieuses n’étaient pas celles d’un petit plaisantin lambda, mais bien celles de la principale société concurrente, exploitant elle-aussi un site Internet de vente en ligne de produits de même nature, ainsi que de son Directeur…
Le résultat des investigations effectuées à la suite de l’ordonnance sur requête a été jugé incontestable par la Cour d’appel : « il ressort des investigations faites par la société FRANCE TELECOM que l’adresse IP identifiée est bien la leur, et que les intéressés sont effectivement les titulaires des lignes téléphoniques à partir desquelles les connexions critiquées en direction du site de l’intimée ont eu lieu, et dont ils ont la garde conformément aux dispositions de l’article 1384 du Code Civil ».
C’est donc en vain, selon la Cour, que ces derniers ont soutenu ne pas être les auteurs des commandes qui leur sont reprochées, étant au contraire responsables de fait, en leur qualité de titulaires d’une ligne téléphonique, des agissements commis à partir de cette ligne dont ils ont la garde.
La Cour d’appel a estimé que de tels agissements étaient constitutifs de concurrence déloyale, aux motifs que :
« les commandes, passées à plusieurs reprises et sous des identités fictives, ont toutes été validées selon le mode opératoire défini dans les conditions générales de ventes du site Internet (création d’un compte client, adhésion par un clic aux conditions générales de vente, validation de la commande, envoi d’un email récapitulatif) ;
Du fait de cette validation en ligne, les produits commandés ont été automatiquement sortis des stocks et immobilisés dans l’attente du paiement devant intervenir par chèque et donc rendus indisponibles à l’achat par d’autres acheteurs potentiels ;
Par ailleurs et compte tenu de l’importance même des commandes passées, les stocks subsistants ont été épuisés à plusieurs reprises, générant ainsi une désorganisation complète de l’entreprise de par la disparition de toute possibilité d’offre commerciale de sa part ;
Aucun règlement des produits considérés n’est jamais intervenu malgré une mise en demeure restée sans réponse, ce qui ne fait que démontrer le caractère purement fictif des commandes passées dont les seuls objets et effets étaient d’entraîner un détournement obligé de la clientèle ainsi qu’une distorsion de la concurrence sur le marché considéré.
Que par suite la société X. et Monsieur Y. doivent être regardés comme ayant commis des fautes caractérisées constitutives d’actes de concurrence déloyale et de nature à engager leur responsabilité vis-à-vis de la société Z. »
La Cour d’appel a constaté un préjudice résultant en premier lieu de la perte de marge bénéficiaire sur les produits sortis automatiquement des stocks et devenus indisponibles en l’attente d’un paiement qui n’est jamais intervenu.
S’y ajoutent également le « trouble commercial obligé » induit par la désorganisation de son exploitation et la perte de clientèle en résultant, ainsi qu’un « préjudice moral lié à l’atteinte portée à son image de marque et à sa notoriété sur un marché particulièrement restreint ».
Au regard de ces circonstances de fait et de droit, la Cour, confirmant le jugement du tribunal de commerce en toutes ses dispositions, a accueilli la société demanderesse dans l’intégralité de ses demandes tant dans leur principe que dans leur quantum, et condamné les auteurs des faits litigieux au paiement d’une indemnité forfaitaire de 25.000 euros, ainsi qu’à la publication du dispositif de l’arrêt sur la page d’accueil du site Internet de la société condamnée pendant un mois et sous astreinte de 500 euros par jour de retard…
Cet arrêt, qui retient le « détournement obligé de clientèle » ainsi qu’un « trouble commercial obligé», s’inscrit dans le droit fil d’une jurisprudence selon laquelle l’action en concurrence déloyale est non seulement réparatrice d’un dommage causé par un comportement fautif, mais également disciplinaire en ce qu’elle sanctionne des agissements contraires aux pratiques du commerce.
La Cour de cassation a jugé en effet qu’il s’infère nécessairement d’un acte de concurrence déloyale un trouble commercial constitutif de préjudice ( Cass. Com. 9 oct. 2001, Resp. civ et assr. 2002, comm. 8, Cass. Com 1er juillet 2003, n°01-13.052, Cass. Com 12 mai 2004, jurisdata n°2004-023340), ce préjudice fût-il seulement moral, et certaines décisions ont même condamné pour concurrence déloyale alors que manifestement aucun préjudice n’avait été subi (Cass. Com. 17 janvier 1967, JCP G 1967, IV, p. 30). La jurisprudence sanctionne ainsi également la tentative de concurrence déloyale.
Il a en outre été jugé que dans le cas où la détermination du nombre des clients réellement détournés était impossible, en l’absence de production d’éléments de comptabilité, seule une évaluation globale et forfaitaire du préjudice méritait d’être retenue (Cour d’appel de Dijon, 1ère ch. Sct. 2, 19 fév. 1998, Juris-data n°1998-040667) ; Il doit être tenu compte notamment du degré d’agressivité ou de nocivité des agissements incriminés pour indemniser le préjudice.
L’arrêt précité de la Cour d’appel illustre quant à lui l’efficacité des moyens d’investigation actuels qui permettent d’identifier les internautes anonymes animés d’intentions frauduleuses ou délictuelles, le cas échéant les responsables des lignes à partir desquelles les connexions litigieuses sont établies, et confirme l’absence de toute complaisance des juridictions pour les comportements déloyaux commis entre concurrents via le net.